La fuite des produits agricoles cause un énorme préjudice à l'économie ivoirienne
Entamée le 2 octobre 2024, l’opération « Verrou 322 », visant à lutter contre l’exportation illégale des produits agricoles, a permis de démanteler un vaste réseau impliquant des autorités administratives, militaires et paramilitaires de la ville de Sipilou. Le commissaire de police, le chef du détachement des FACI, le commandant de la brigade de gendarmerie et le chef de Bureau des douanes ont été relevés de leurs fonctions. Quelques jours après cette opération, un camion chargé de 50 tonnes de maïs, a été intercepté à Ferké, alors qu’il se rendait au Burkina Faso. Trois personnes ont été interpellées.
Ces deux cas, parmi tant d’autres, démontrent à n’en point douter, l’ampleur de la fuite des produits agricoles de la Côte d’Ivoire vers des pays voisins. Et pourtant, l’exportation de produits agricoles est soumise à agrément.
Le conseil des ministres du 16 octobre 2024, a annoncé l’adoption d’une ordonnance portant répression de la commercialisation et de l’exportation illicites des produits agricoles soumises à agrément. « Compte tenu des enjeux importants que présentent les différentes filières agricoles, notamment celles du café-cacao, du coton et de l’anacarde pour la stabilité de l’économie nationale, cette ordonnance prévoit des sanctions plus sévères ainsi qu’un mécanisme de prévention à l’échelon local pour contrer durablement la commercialisation et l’exportation illicites des produits agricoles soumises à agrément », faisait savoir le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly. Malgré ces dispositions, le fléau perdure. Causant d’énormes pertes à l’économie nationale.
Les données disponibles sur l'évasion de ces produits font un portrait alarmant de l'économie ivoirienne, dans le contexte d'une économie nationale qui dépend fortement de l'agriculture. La Côte d'Ivoire est, en effet, le premier producteur mondial de cacao, avec une production annuelle qui oscille entre 1,5 et 2 millions de tonnes de cacao. Selon des estimations, jusqu'à 100 000 tonnes de cacao ivoirien, soit environ 6 % à 7 % de la production totale, sort illicitement du pays, chaque année, pour aller vers des pays voisins. De plus, selon des données du ministère de l'Economie et des Finances, 6 % à 10 % du café produit en Côte d'Ivoire est également acheminé illégalement vers des pays frontaliers. De son côté, l'huile de palme est l'un des principaux produits agricoles du pays, contribuant jusqu'à 1,8 % du PIB. Cependant, selon une estimation du gouvernement ivoirien, près de 30 000 tonnes d'huile de palme sont illégalement exportées chaque année. Des chiffres qui donnent froid dans le dos et qui montrent clairement l’ampleur du fléau et des pertes que connaissent la Côte d’Ivoire et ses producteurs.
Qu’est-ce qui favorise la fuite des produits agricoles vers les pays voisins ?
Un expert en économie que nous avons rencontré, a bien voulu nous partager son expérience en la matière. Selon lui, plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène. Selon lui, il y a ce qu’il a appelé les défaillances de la chaîne de valeur agricole. Il pense que les problèmes associés à la récolte, à la manipulation, à l'emballage, au transport et à la commercialisation peuvent inciter les agriculteurs et les intermédiaires à chercher des marchés alternatifs pour leurs produits. Cela est particulièrement vrai lorsque les infrastructures de support, comme les routes et le stockage, sont inadéquates ou inaccessibles. Il a aussi cité la faiblesse de la politique agricole. Il explique qu’en Côte d’Ivoire, certains estiment que les politiques agricoles actuelles ne sont pas assez robustes pour contrecarrer ce phénomène. Par exemple, l'absence de soutien adéquat aux agriculteurs, le manque de subventions et de crédits agricoles, et l'insuffisance des mesures de contrôle peuvent contribuer à la fuite des produits agricoles. Notre interlocuteur a aussi pointé du doigt l’absence de bonnes pratiques agricoles. Selon lui, les méthodes de cultivation non durables, le manque d’équipement moderne, le mauvais usage des produits chimiques et la mauvaise gestion de l'eau et du sol peuvent affecter la production et la rentabilité des produits agricoles, incitant ainsi à la fuite des produits. Il a ajouté qu’un autre facteur clé est l'absence de marchés viables pour les produits agricoles locaux. Face à une demande locale basse ou des prix bas, les agriculteurs peuvent être tentés de vendre leurs produits à des acheteurs étrangers, ce qui conduit à une fuite des produits hors de la Côte d’Ivoire. En d’autres termes, si le prix au niveau national est plus bas que chez le voisin, le producteur ira vendre chez le voisin. Enfin, il a dénoncé la trop forte implication d’acteurs externe véreux qui profitent des vulnérabilités des agriculteurs ivoiriens pour obtenir leurs produits à des prix dérisoires.
Un autre acteur du secteur nous a confié que les causes de cette fuite sont multiples et variées. « Elles comprennent notamment la faible régulation des frontières, l'insuffisance des politiques d'incitation à la production locale, la corruption et les disparités de prix entre la Côte d'Ivoire et ses voisins », nous confie-t-il.
L'économie mise en difficulté
L'agriculture représente une part importante de l'économie ivoirienne, contribuant pour environ 28 % à son PIB et pour 30 % à ses exportations totales. La fuite des produits agricoles vers d'autres pays nuit donc à l'économie ivoirienne. Les exportations agricoles représentent une part substantielle des recettes estivales de la Côte d'Ivoire. Le phénomène entraîne une perte de revenus considérable pour l'État en termes de droits de douane, de taxes à l'exportation et autres prélèvements fiscaux liés à ces activités commerciales.
En fait, il est difficile d'évaluer exactement l'ampleur de cette fuite en raison de sa nature illicite. Cependant, une étude de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d'Ivoire, en 2019, estime que le pays perd chaque année environ 200 milliards de francs CFA à cause de la fuite des produits agricoles. Un chiffre qui, en réalité, est loin de la réalité vu l’ampleur du fléau.
Outre les pertes de revenus pour l'Etat, la fuite de produits agricoles vers les pays voisins contribue à l'épuisement des ressources agricoles, à la dégradation des conditions de vie des producteurs et à la désorganisation de certains secteurs de production.
Comme on peut le voir, le mal est profond et les pertes sont énormes aussi bien pour le pays que pour les agriculteurs. Les mesures arrêtées par l’Etat sont certes déjà une bonne avancée, mais il convient de mener une réelle réflexion pour mener une réelle lutte contre le phénomène. Notamment au niveau de la sensibilisation des producteurs, des acheteurs de produits, des intermédiaires, etc. Mais surtout, revoir à la hausse les prix des produits agricoles. Car, le vrai problème se situe à ce niveau. Si la production se vend bien, personne n’ira vendre à l’étranger. Ignorer ce fait et toutes les autres dispositions seront vaines.
Modeste KONE