Les Occidentaux, avec l’Europe en tête, sont les premiers à le savoir. Le monde unipolaire régenté culturellement, politiquement, sportivement et économiquement par la civilisation américaine du «American way of life» est en train de mourir. De nombreux rapports, qu’ils soient secrets ou publics, l’attestent sans bégaiement. Le dernier en date sur la question, révélé par l’ancien diplomate britannique Alastair Crooke dans Strategic Culture, est clair comme de l’eau de roche : «Une situation globale très différente s’installe».
La situation globale dont il est question n’est rien d’autre que la nouvelle vision du monde tracée dans un globe eurasien par la Chine et la Russie. Cette nouvelle vision ratisse large parce que son objectif principal est de tuer cette unicité ambiante, cet unipolarisme qui méprise les autres civilisations. Or, quel peuple du monde, aussi petit soit-il, ne voudrait pas garder et promouvoir sa civilisation ? Regardez ! Que ce soit l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Afrique du Nord et même l’Afrique entière, tous ces Etats militent aujourd’hui et ouvertement pour leur autonomie.
Le pont est déjà jeté entre les Etats membres du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et les 9 Etats de l’Asie membres de l’OCS (Organisation de coopération de Shangaï). Tous ont le net sentiment que dans ces moments d’unilatéralisme américain, ils subissent plus qu’ils ne gèrent eux-mêmes leur propre destin. Qui peut nier encore que les peuples du monde, même les plus insoupçonnés, veulent sortir de l’étau occidental fait de sanctions à tout va et d’humiliations inacceptables ?
Le président chinois Xi Jinping s’est rendu en personne en Arabie Saoudite pour une visite politique et économique. Le prince saoudien n’en peut plus de vivre sous le parapluie étatsunien. Qui l’eut cru ? Il veut rejoindre les BRICS et parvenir à un accord avec Pékin sur la vente de son pétrole. Or, si l’Arabie Saoudite franchit le pas, elle entrainera avec elle bien d’autres Etats du Golfe. Et comme on peut s’en douter, les nouvelles relations à établir se feront, sur le plan commercial, en fermant les yeux sur le dollar américain. On n’est donc plus loin de la fin du pétro-dollar. Et peut-être de la fin de l’hégémonie américaine sur le monde moderne.
Dans cette ambiance mortifère où chaque groupe tisse sa toile et où les peuples meurtris, humiliés et bannis s’expriment à haute voix, les Européens sont curieusement sans voix. Ils semblent appliquer la politique du «yeux voient bouche parle pas». Menée du bout du nez par Washington, l’Europe est restée accrochée au schéma du «tout sauf la Russie».
Pourtant, selon Alastair Crooke qui cite des recherches publiées par l’Ecole de guerre économique française, à mesure que la guerre en Ukraine prend du temps et que l’effet boomerang des sanctions européennes contre la Russie se fait sentir sur les populations européennes, «les politiciens et le public peinent à identifier qui est leur véritable ennemi». Surtout après le sabotage du gazoduc Nord Stream (imputé aux Etats-Unis), un canal par lequel l’Europe reçoit du gaz de la Russie. Un gaz du reste bien moins cher que celui que leur vendront plus tard les Américains.
Le ressenti des politiques et du public européens est partagé, selon un rapport des services secrets français, par presque toute la population française. «Eh bien, le ressenti collectif, si l’on se base sur des entretiens accordés par des experts du renseignement français (c’est-à-dire l’Etat profond) est très clair : 97% des gens pensent que les Etats-Unis sont la puissance étrangère qui menace le plus les intérêts économiques de la France», écrit le diplomate britannique. Celui-ci ajoute que les personnes interrogées estiment que c’est un problème auquel il faut trouver une solution.
Mais comme sur les autres points cruciaux qui engagent l’avenir de l’Europe dans sa relation de dépendance avec l’Amérique, pas sûr que ce problème trouve maintenant un début de solution. Quand on se souvient que très récemment, l’Allemagne, tête de pont de l’économie européenne, a laissé de côté le fabricant européen des avions pour aller acheter des avions made in America par le concurrent de Airbus, il y a de quoi conclure que demain n’est pas la veille de la fin de la mainmise des Etats-Unis sur la grande Europe. Bien que ses populations voient les Etats-Unis comme «leur véritable ennemi».
Abdoulaye Villard Sanogo