Pauvre nationalité ivoirienne ! Tiraillée de toute part, maltraitée, agressée, défigurée, elle n’en peut visiblement plus de souffrir le martyre. Alors, comme une mouche qui s’invite à un copieux dîner, elle s’est assise à la table de la société ivoirienne. Et le gouvernement, la société politique, la société civile, l’armée, la police, la gendarmerie, le droit, la presse, la campagne et bien d’autres acteurs ne peuvent plus faire l’économie de parler d’elle publiquement, sans langue de bois, pour sa sécurisation.
Commençons par le commencement, le gouvernement. Dans la première moitié du mois d’août 2024, le gouvernement du président Alassane Ouattara a instruit le royaume du Maroc à l’effet d’instaurer un visa touriste pour tous les Ivoiriens détenteurs du passeport ordinaire. On apprendra plus tard que la raison de cette missive diplomatique va chercher dans le nombre trop élevé d’Ivoiriens candidats à l’émigration et qui meurent dans la Méditerranée comme des mouches.
Interpellé plus d’une fois sur la nationalité ivoirienne douteuse de ces hommes et ces femmes qui passent par le nord de l’Afrique pour rejoindre l’Europe, le gouvernement a constamment botté en touche. Mais comme un moustique de la ville, ce sujet est revenu constamment à ses oreilles et il a fini par prendre la mouche. Le gouvernement ivoirien a alors cherché à voir clair dans cette affaire. Car plusieurs sources révèlent régulièrement que ces migrants qui portent en bandoulière la nationalité ivoirienne ne sont ni plus ni moins que des fraudeurs.
Ouattara est si déterminé à combattre ces « voleurs de nationalité » qu’il a même envoyé son ministre de la Sécurité expliquer le mode opératoire de ces fraudeurs. En réalité, ils ne font que profiter des failles du système administratif ivoirien et de celles créées par les accords de Linas-Marcoussis relativement à l’octroi de la nationalité ivoirienne aux étrangers. L’obtention de cette nationalité commençant par la possession d’un extrait d’acte de naissance, soit ils fraudent sur l’extrait de naissance, soit ils achètent par corruption cet extrait et le tour est joué.
Ainsi munis de cet extrait de naissance, selon les propos du ministre, la porte leur est ouverte pour s’établir tous les autres papiers administratifs. En 2023 déjà, les enquêteurs ivoiriens de la police ont mis la main sur le présumé cerveau de cette bande, Abbas Badreddine, un homme d’affaires d’origine libanaise aidé par un certain Aboubacar Diakité. Les deux hommes étaient tellement bien structurés qu’ils avaient des ramifications un peu partout y compris dans les consulats ivoiriens. Ils sont spécialisés, selon un confrère qui a lu l’enquête des policiers, dans l’acquisition frauduleuse de la nationalité et le trafic de passeports ivoiriens.
On parle même de plus de 120.000 passeports. Les détenteurs de ces sésames sont, disent les enquêteurs, des Nigérians, des Syriens, des Libanais, des Marocains et de bien d’autres nationalités. Selon les mêmes enquêteurs de la police, outre le ministère des Affaires étrangères, les fonctionnaires de la DST ivoirienne faisaient partie des complices de Badreddine et de Diakité. Des révélations qui font froid dans le dos tant le ver est dans tous les fruits y compris les bons.
Et quand le gouvernement est parvenu enfin à prendre une mesure pour aller contre ces fraudeurs, la société civile et politique, les réseaux sociaux sont sortis de leur torpeur pour demander à Ouattara d’aller plus loin dans cette opération. Prenant en compte les explications du ministre Vagondo et les résultats de l’enquête de la police, nombre d’Ivoiriens soutiennent que le temps est venu de mener une vaste opération de restauration et de sécurisation de la nationalité ivoirienne. Sans cela, pensent-ils, son bradage ne s’estompera pas et elle ne se relèvera pas de cette souillure.
A quelque 13 mois de la présidentielle de 2025, de nombreuses voix se font entendre pour exiger du gouvernement un audit du fichier électoral pour en extirper les noms et prénoms des éventuels fraudeurs qui pourraient fausser les résultats des élections générales. A cette préoccupation somme toute majeure, des responsables du parti au pouvoir semblent réticents, estimant que ce travail demandera au minimum cinq années. Ce qui, visiblement, ne semble pas satisfaire les demandeurs qui affirment, la main sur le cœur, que l’opération ne nécessitera pas plus de 6 mois.
Tout bien considéré, il y a au moins une matière sur laquelle travailler : la fraude sur la nationalité ivoirienne à partir de documents obtenus par fraude dans les villages, commissariats et ambassades de Côte d’Ivoire. Ce qui montre bien que la plaie est béante et risque d’emporter le bras et tout le corps. Il faut, pour arrêter l’évolution de cette plaie, une opération d’envergure sous la responsabilité de médecins de renom. Toute la société devrait s’asseoir pour une fois, autour d’une même table, et panser la plaie béante.
Le travail n’est, certes, pas aisé mais les têtes pensantes ne manquent pas dans ce pays qui a la particularité de s’être ouvert très tôt à tout le monde et qui, de ce fait, voit aujourd’hui sa marge de manœuvre en tant que pays souverain s’amenuiser. Surtout que lors de la tentative de règlement de la crise militaire en 2002 à Linas-Marcoussis en France, une très large ouverture a été faite aux étrangers vivant en Côte d’Ivoire avant 1960 et jusqu’en 1972 de bénéficier sans bourse délier, de la nationalité ivoirienne. Cette nationalité devrait être acquise lors d’audiences foraines organisées sur l’ensemble du territoire ivoirien.
On sait que le passage à une audience foraine de millions d’étrangers peut changer les forces en présence pour les partis politiques sur le théâtre des opérations électorales. On sait aussi ce que ça change pour les nouveaux acquéreurs. Ils auront droit désormais à tous les papiers administratifs, au foncier rural et à tous les bénéfices que procure la détention de la nationalité ivoirienne. On peut imaginer aisément les enjeux de cette manœuvre qui ne pouvait que bénéficier au porteur de ce projet politique.
Bref ! Tout compte bien fait, il urge de s’asseoir pour regarder de très près ce problème maintenant que toutes les parties sont conscientes que la nationalité ivoirienne est bradée. Il n’est plus question, nous semble-t-il, de ruser ou de se cacher derrière la xénophobie ou l’ivoirité. La Côte d’Ivoire est un pays forestier dont les fils et filles vivent en grande partie des produits de la forêt. Il est absolument inexplicable que de 16 millions d’hectares de forêt en 1960, il ne lui reste plus que moins de 3 millions d’hectares. Le moment est venu de baisser considérablement la pression sur cette petite portion de terre qui lui reste. Au nom de son futur.
Abdoulaye Villard Sanogo