S’il faut en croire certains commentateurs (dont le professeur Jean-François Caron dans Le Devoir du 25 février), la responsabilité de l’atroce invasion de l’Ukraine doit être attribuée en dernière analyse à la puissance américaine. Washington se serait obstiné à maintenir son hégémonie globale sur le monde, aurait refusé toute forme de compromis avec une Russie dont les frustrations sont exprimées depuis longtemps par Vladimir Poutine. Ce dernier n’aurait pas trouvé d’autres moyens de se faire entendre que d’attaquer sauvagement l’Ukraine. Il aurait été provoqué inutilement par le gouvernement de Joe Biden.
Sans doute, les Américains n’ont pas de leçon à donner. Ils ne se sont pas gênés dans le passé pour intervenir militairement dans plusieurs régions du monde. Nous avons tous le souvenir amer de la terrible invasion de l’Irak en 2003. La présidence de George Bush fils a donné lieu à une démesure sans nom inspirée par l’idéologie du « moment unipolaire » selon laquelle la superpuissance américaine, dans le contexte de la fin de la guerre froide, était en mesure d’imposer sa volonté partout dans le monde.
C’était il y a 19 ans. Dès le second mandat du gouvernement Bush, la politique américaine s’est quelque peu assagie. C’est surtout l’arrivée au pouvoir de Barack Obama qui a signalé une nouvelle orientation, une disposition réelle au multilatéralisme, une main tendue aux autres puissances, dont la Russie. Les forces américaines sont intervenues en Libye, mais à la condition que la France et le Royaume-Uni prennent d’abord l’initiative. Les conservateurs américains y ont vu un recul de la part d’Obama et l’ont ridiculisé en parlant de leadership « from behind ». On pouvait traduire l’expression leadership discret et y voir un heureux augure. Plus tard, le même président a refusé une intervention directe en Syrie après avoir menacé de le faire. Il se l’est fait reprocher par plusieurs.
Trump a voulu défaire tout ce qu’Obama avait construit. Mais il n’en a pas pour autant restitué la volonté d’hégémonie globale de jadis. Sa politique se voulait résolument nationaliste et presque isolationniste. Joe Biden parle de leadership américain en prenant le pouvoir. Mais il opère une retraite brutale de l’Afghanistan. Opération désastreuse. En fait, on assiste bien plutôt depuis la bavure de l’Irak à un recul graduel de la puissance américaine.
Imprudence de l’OTAN
Avec l’élargissement de l’OTAN, Washington a agi imprudemment en intégrant rapidement tous les pays d’Europe centrale et plusieurs d’Europe de l’Est dans l’alliance soi-disant atlantique. Il est peut-être temps qu’on cesse de considérer les pays du monde comme de simples pions sur l’échiquier de l’architecture de sécurité mondiale.
Il y a quelques années, le Président français Emmanuel Macron a tapé du poing sur le pupitre de l'hémicycle de l'ONU. Il a exhorté les dirigeants du monde à « ne pas s'habituer » à la montée des nationalismes, qui se nourrissent selon lui de l'accroissement des inégalités. Le chef de l'Etat français n'a pas cité le nom de Donald Trump mais son discours devant l'Assemblée générale des Nations unies a été souvent l'exact opposé de celui prononcé par le président américain. «Certains ont choisi la loi du plus fort. Mais elle ne protège aucun peuple. Nous choisissons une autre voie: le multilatéralisme », a résumé Emmanuel Macron. Le disant, le Président français évoque l’approche américaine dans le dossier du nucléaire iranien. Alors que Macron prônait « le dialogue » avec Téhéran. Donald Trump appelait la communauté internationale à « isoler le régime iranien ». « Qu'est-ce qui permettra de régler véritablement la situation en Iran? La loi du plus fort? La pression d'un seul? Non! », avait fait remarquer Emmanuel Macron. Ces déclarations illustrent la profonde différence d'approche entre la France et les Etats-Unis.
Dans son discours, Emmanuel Macron s'était inquiété de la « crise profonde » que traverse « l'ordre international », symbolisée par « l'impuissance » de l'ONU. Ce constat rejoignait celui du chef de l'ONU, Antonio Guterres, qui déplorait « un monde de plus en plus chaotique ». Il regrettait que « le multilatéralisme soit autant critiqué au moment où il est le plus nécessaire ». Pour Emmanuel Macron, le « coeur du problème » est la montée des « inégalités profondes » ces dernières décennies.
En faisant cette déclaration du Président français a lancé une pierre dans le jardin de la Maison Blanche car parlant des « inégalités profondes », les Etats-Unis sont aujourd’hui la parfaite illustration dans le monde. Malgré les discours des autorités américaines tendant à faire croire que le pays même un combat contre ces inégalités, le racisme demeure une plaie profonde aux Etats-Unis.
250 individus déjà été abattus par la police en 2022
Le Président Joe Biden affirme soutenir le Mouvement Black Lives Matter mais il est chaque fois rattrapé par la réalité quotidienne. En effet, aux Etats-Unis, les tueries racistes et préméditées sont monnaies courantes. La dernière en date, celle commise par Payton Gendron (18 ans). Le samedi 14 mai après-midi, au supermarché Tops Friendly Market, dans un quartier noir de Buffalo, ce suprémaciste blanc, équipé du même fusil à tir rapide assassine dix Noirs pour dénoncer un « remplacement racial et culturel complet du peuple européen » vient contredire Joe Biden. 10 jours après Buffalo, le 24 mai au Texas, dix-neuf écoliers de 7 à 10 ans et leurs deux enseignantes sont massacrés au fusil d’assaut par un déséquilibré, le 24 mai, au Texas. Un mois auparavant, Patrick Lyoya avait 26 ans, un Africain originaire de la République démocratique du Congo, est décédé le 4 avril, tué par un policier blanc, à Grand Rapids, dans l’Etat du Michigan. Une affaire qui fait inévitablement penser à George Floyd, Afro-américain mort asphyxié sous le genou d’un policier blanc le 25 mai 2020. Les exemples de ce type se comptent par centaine. Ils sont liés au racisme, à la vente des armes, aux bavures policières…
Une enquête du New York Times a révélé l’automne dernier que les policiers américains ont tué au cours des cinq dernières années plus de 400 automobilistes lors de simples contrôles routiers, des individus qui ne brandissaient pourtant ni arme à feu ni couteau et qui n’étaient pas recherchés pour un crime violent. Une base de données Washington Post révèle que plus de 250 individus ont déjà été abattus par la police en 2022. Un rythme proche de celui de 2020 et 2021, où plus de 1000 personnes ont été victimes de brutalités policières à l’issue fatale.
Les sondeurs posent la même question et obtiennent la même réponse : plus de 60 % des Américains exigent une loi fédérale limitant les ventes d’armes. Cela dure depuis des années. Tous partisans d’une telle mesure, les présidents démocrates n’ont jamais eu les voix requises au Congrès, du fait des républicains. Une majorité d’Américains s’estime lésée, non représentée. Elle veut un contrôle plus strict des ventes d’armes. A la lumière de l’inaction des autorités américaines, elle risque de ne pas avoir gain de cause. En pleine incertitude face à l’avenir, cette majorité spécule sur une éventuelle guerre civile dans la plus vieille des démocraties occidentales. Celle qui se présente comme un modèle. La majorité des Américains s’interroge sur la pertinence de ses institutions car elles ne seraient plus capables de traduire la volonté de la plus partie des citoyens. En novembre 2020, les Américains ont voté pour un président démocrate. Mais, majoritaire à la Chambre basse, Joe Biden manque de soutien au Sénat, cependant que, largement composée par ses prédécesseurs républicains, la Cour suprême affiche aujourd’hui un profil ultra-conservateur.