Des jeunes gens à Adjamé en pleine consommation de la chicha
Par le décret n° 2012-980 du 10 octobre 2012, le gouvernement ivoirien a pris la décision d’interdiction de fumer dans les lieux publics et dans les transports en commun. Plus de 11 ans après, cette loi est-elle respectée ? Pour en avoir le cœur net, l’équipe de reportage de pressecotedivoire.ci a décidé de sillonner certains espaces de loisirs des communes d’Adjamé et de Yopougon pour s’enquérir du niveau d’application de cette mesure.
Nous sommes le samedi 29 juillet 2023. Il est 20 heures lorsque nous arrivons au glacier « Shisha », en face du Commissariat du 7e arrondissement, dans la commune d’Adjamé. Il s’agit d’un grand bâtiment à deux niveaux. Le premier est le hall. Il est réservé aux consommateurs de glaces, chawarma (sandwich d’origine turque, commercialisé en majorité par les Libanais en Côte d’Ivoire) et autres boissons. Au second niveau, on retrouve les consommateurs de chicha. En fait, il n’est pas nécessaire d’y arriver pour s’en rendre compte puisque, depuis la route, il suffit juste de lever la tête pour apercevoir la fumée qui se répand dans les airs.
C’est donc là que nous décidons de prendre place. Et il nous est donné de constater que l’endroit était bondé de monde bien plus qu’au premier niveau.
Sur la dizaine de tables, une seule n’est pas encore occupée. Nous y prenons place pour observer la scène. Ici, la chicha est la chose la mieux consommée. Sur toutes les tables, occupées par des jeunes, se trouve au moins un kit de cette substance. Des jeunes gens, filles et garçons, tirent de grosses bouffées de leurs différentes pipes, puis laissent échapper la fumée dans les airs.
A peine sommes-nous assis, qu’une jeune serveuse s’approche de nous pour prendre notre commande. Nous lui demandons une boisson énergisante. Surprise, notre interlocutrice nous observe avant de nous demander : « Vous ne prenez pas de chicha? », interroge-t-elle. Face à notre refus de prendre ce produit, la jeune fille se retire, et nous rapporte ce que nous lui avons demandé.
Un jeune homme estime que la chicha est moins dangeureuse que la cigarette
Confortablement installé, nous engageons alors une conversation avec un jeune homme, assis juste derrière nous, que nous avons pris le soin de saluer juste avant de nous asseoir.
« Mon fils, tu es en train de te mettre bien avec la pipe, et c’est nous qui supportons la bonne odeur », lui faisons-nous remarquer, avec un sourire pour le rassurer.
« Le vieux (expression ivoirienne pour désigner une personne âgée pour laquelle l’on a du respect), on va faire comment, on est déjà né », répond-il. Dans les échanges, le jeune homme nous fait savoir qu’il est commerçant dans la commune d’Adjamé, et que c’est dans cet endroit qu’il passe la majeure partie de ses soirées. Affirmant être un adepte de la chicha, il dit consommer cette substance parce qu’elle n’a pas d’impact sur la santé, contrairement à la cigarette ou la drogue.
« Le vieux, ça ce n’est pas comme la cigarette ou le poupounanpou (drogue, ndlr), et le produit qu’on met dedans n’est même pas dangereux », affirme le jeune homme très convaincu de ses affirmations.
Face à la forte fumée qui envahit l’espace, nous consommons rapidement notre boisson énergisante, avant de quitter les lieux. Une fois descendu au niveau du hall, nous apercevons un homme de race blanche, assis dans une chaise à l’entrée de l’espace et qui semble superviser les entrées et sorties des clients, ainsi que les mouvements des serveuses. Une serveuse nous informe qu’il s’agit d’un des patrons.
Nous nous approchons de l’homme, puis nous déclinons notre identité, histoire de pouvoir avoir une conversation avec lui, afin de savoir s’il avait une autorisation de vendre de la chicha dans son espace qui reçoit aussi des non-fumeurs. Mais l’homme, souriant, refuse gentiment d’échanger avec nous.
Après cette brève conversation, nous décidons de quitter définitivement les lieux. Cap sur Yopougon.
Après près d'une heure de route en raison des interminables embouteillages, nous arrivons au quartier Maroc, plus précisément au carrefour Anador, aux environs de 22 heures. C'est l’une des rues très animée avec de nombreux maquis et bars de part et d’autres. Il nous faut donc choisir un endroit afin de poursuivre notre reportage. Finalement, c’est une cave baptisée "Equinoxe" qui nous accueille. C'est un endroit disposant d'un espace plein air et d'un mini bar. Après avoir jeté un regard au niveau du mini-bar qui est quasiment vide, nous décidons de prendre place à l'extérieur où une dizaine de tables et de chaises sont dressées. Beaucoup de clients sont déjà positionnés.
A peine installé, nous constatons que juste à côté, un jeune homme, d'une trentaine d'années, qui occupe l'une des tables avec deux proches, fume une cigarette, sans même se soucier des personnes auprès de lui. Et la fumée qu'il dégage ne semble d'ailleurs gêner personne. Sur la table qu'ils occupent, se trouve même un paquet de cigarettes, un briquet, et un petit cendrier où finissent les mégots. Le constat est que cet individu est un grand consommateur de tabac. Aussitôt finit-il une cigarette, qu'il allume une autre. Il n'est d’ailleurs pas le seul à fumer. Un peu plus loin, en compagnie d’une charmante demoiselle, un autre monsieur fume également. En fait, c’est un endroit où la cigarette n’est pas interdite. Ce constat fait, nous décidons d’aller voir ailleurs, après une trentaine de minutes.
«Il y a des bars où on fume à l'intérieur, et puis ça ne va pas quelque part (il n’y a pas de représailles, ndlr) »
A pieds, sur la voie principale menant vers le carrefour Lubafrique, un endroit retient notre attention. Depuis la route, nous apercevons des instruments de chicha posés sur deux tables positionnées sur la terrasse d'un mini bar baptisé « Le luxe ». Sans hésiter, nous y entrons. Un jeune homme à la porte nous dit qu'on peut s'asseoir à l'intérieur ou sur la terrasse. Nous optons pour l'intérieur. A peine installé qu'une jeune fille vient à nous pour la commande. Et elle se propose même de nous tenir compagnie. Chose que nous acceptons, histoire de lui soutirer quelques informations.
Une fois servi, nous engageons tout de suite la discussion avec la jeune fille assise à nos côtés. Les échanges de civilités passés, nous lui demandons s'il est possible de fumer la chicha à l'intérieur. « Non, c'est dehors, qu'on peut fumer la chicha », nous dit-elle, en précisant que le produit coûte 3000 FCFA. « Mais, c'est lorsqu'un client réserve l'intérieur du bar pour un événement qu'on autorise la consommation de la chicha ou de la cigarette à l’intérieur », ajoute-t-elle. A la question de savoir si elle est consciente du fait qu'il est interdit de fumer dans les lieux publics, la jeune fille lâche ceci : « Je sais mais à Yopougon-Maroc ici, cette loi n'a jamais été respectée. Moi, je vois les jeunes gens se promener avec cigarette en main chaque jour. Nous au moins, on dit aux gens d'aller fumer dehors, il y a des bars où on fume à l'intérieur, et puis ça ne va pas quelque part (il n’y a pas de représailles, ndlr) », assène-t-elle.
Après 45 minutes passées en compagnie de cette charmante serveuse, nous décidons de nous retirer. Et au bout de quelques minutes de marche et d'observation, nous choisissons de visiter le '' Mature '', une autre cave, où c'est la serveuse elle-même qui est la vendeuse de cigarettes. « La boutique n'est pas proche, donc pour éviter les aller-retours, je prends les paquets de cigarettes pour les vendre aux fumeurs », indique-t-elle.
Aux environs d'une heure du matin, c’est le maquis « No Stress », situé non loin du carrefour Kimi, toujours à Yopougon-Maroc, qui nous accueille. Dans cet endroit véritablement bondé de monde, fumeurs et non-fumeurs se côtoient. Pipe à eau de chicha et cigarette rejettent de la fumée dans l’air. Aspirée par la suite par des non-consommateurs.
Notre observation des lieux est interrompue par une jeune fille de teint clair, aux rondeurs envoûtantes qui se déhanche un peu exagérément, certainement à dessein, et qui se propose de nous installer. Nous en profitons pour lui demander de nous tenir compagnie. Juste pour les besoins professionnels. De toutes les façons, dans cet endroit où l’air respirable est remplacé par la fumée, il faut bien avoir une raison valable d’y être.
Vêtue d’une robe moulante rouge, laissant entrevoir sa forte poitrine, Nahomi, c’est comme ça que nous la nommerons, se prête également à nos questions. « Ici est un lieu public, pourquoi vous laissez les gens fumer comme ça ? », lui demandons-nous. Sa réponse est, on ne peut plus claire : « Ce qui marche surtout ici, c'est la chicha. Si on arrête d’en vendre, les clients ne vont plus venir. Ceux qui fument la cigarette, ça les inspire à acheter encore plus de boissons. Ça ne nous dérange donc pas », explique-t-elle. Tout en affirmant que ce sont environs 50 à 100 lots de chicha qui y sont vendus chaque semaine. Un commerce juteux pour les propriétaires de maquis si l’on en croît Nahomie.
Deux heures du matin, nous décidons de rentrer. Les poumons pleins de fumée, sans aucun doute. Et au terme de cette tournée à travers les espaces de loisirs de la commune d'Adjamé et de Yopougon, le constat est clair. L'interdiction de fumer dans les lieux publics est restée au stade de décret. Dans la pratique, personne ne respecte cette mesure du gouvernement. Et, paradoxalement, rien ne semble être fait pour obliger les usagers à s’abstenir de fumer, que ce soit la chicha ou la cigarette, dans les lieux publics.
Les autorités ivoiriennes gagneraient à prendre leurs responsabilités afin de faire appliquer cette loi qui pourra véritablement contribuer à réduire le tabagisme en Côte d'Ivoire. Car, selon les chiffres officiels, ce sont plus de 5 000 personnes qui meurent par an du fait de la consommation de la cigarette. En attendant, comme disait l’une des serveuses rencontrées, « les gens fument et puis ça ne va pas quelque part ».
Gael ZOZORO