Lutte anti-tabac en Côte d’Ivoire : la bataille est loin d’être gagnée





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Les artistes Didi B et Fior de Bior tiennent des cigarres en main dans un clip vidéo.



Ce n’est un secret pour personne. Le tabac et ses produits dérivés sont une réelle menace pour la santé. Le fumeur et son entourage sont exposés à la dangerosité de ce produit.  En plus de provoquer de graves maladies chez l’homme telles que le cancer du poumon, les troubles érectiles, la stérilité, etc., le tabac a également des effets néfastes sur l’environnement. Il contribue à la disparition du couvert végétal (plantes exigeantes nécessitant beaucoup d’eau et de chaleur), à la pollution de la nappe phréatique, à l’appauvrissement du sol, à la pollution de l’air, etc. Pour lutter contre ce fléau en Côte d’Ivoire, le gouvernement multiplie les actions de sensibilisation. Malgré ces nombreux efforts déployés, le tabagisme continue de gagner du terrain. La preuve, l’industrie du tabac engrange d’énormes bénéfices au fil des années au point de positionner la Côte d’Ivoire en tête des pays producteurs de tabac en Afrique de l’Ouest, avec 8 071 tonnes/an, selon le rapport de l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Pourquoi cette industrie connaît une forte percée malgré la lutte anti-tabac ? Pourquoi la sensibilisation ne porte-t-elle pas de fruits ? Diagnostic d’une politique de lutte qui semble perdue d’avance.

On piétine la loi et pas de sanctions

Le gouvernement ivoirien a adopté la loi n ° 2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte anti-tabac conformément à la Convention cadre de l'OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT). Cette loi impose un certain nombre de restrictions qui devraient logiquement permettre de réduire le nombre de consommateurs des produits du tabac en Côte d’Ivoire. Mais malheureusement, ces lois sont totalement ignorées par les populations. Pire, des célébrités qui, logiquement, devraient accompagner la sensibilisation, semblent faire l’apologie du tabac et des sanctions ne suivent pas. Jugez-en par vous-mêmes.

Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux dans le mois de juillet 2023, l’on a aperçu la chanteuse coupé décalé, Vitale, dans une piscine aux côtés de son amoureux. Cigare à la main, elle en a tiré de grosses bouffées, avant de rejeter la fumée dans les airs. Elle a ensuite passé le crâne à son mari qui en a fait autant. Nos deux tourtereaux qui étaient en pleine lune de miel, venaient ainsi d’enfreindre l’article 8 de la loi anti-tabac qui stipule que : « La diffusion de toute scène tabagique est interdite à travers tout moyen de communication ». Une scène tabagique, selon ladite loi, se définit comme « un événement racontant un récit dans toute représentation, notamment filmographique ou théâtrale dans laquelle apparaît ou joue une personne qui fume ou exhibe un produit du tabac ».  

Tout comme cette chanteuse suivie par plus d'un million de personnes sur Facebook, les jeunes artistes ivoiriens Fior de Bior et Didi B, ont également violé cet article de la loi-anti-tabac. Dans le clip d’une chanson au titre évocateur « On se met bien », publié sur Youtube, le 12 août 2023, l’on a aperçu à plusieurs reprises nos deux artistes, très adulés en Côte d’Ivoire et à l’international, avec des cigares en main. Il y a des parties de la vidéo où le duo tire des bouffées avant de dégager la fumée. Dans ce clip qui a totalisé plus de 500 000 visionnages au moment où nous mettons cet article en ligne, Fior de Bior (plus de 600 mille followers sur Facebook) et Didi B (plus de 2,5 millions de followers sur Facebook) montraient à leurs fans comment ils profitent de la vie. Et ces artistes dont les actions ont incontestablement un impact sur la jeunesse ne sont aucunement inquiétés pour ces violations flagrantes de la loi anti-tabac.

On fume impunément dans les lieux publics

« Il est interdit à toute personne d’exposer autrui à la fumée du tabac et des produits du tabac. Il est également interdit de fumer dans les lieux publics clos ou ouverts au public, ou à usage collectif et tout lieu qui constitue un lieu de travail, ainsi que dans les moyens de transport publics », stipule l’article 19 de la loi anti-tabac. Mais, au constat sur le terrain, cette disposition est foulée au pied au vu et au su de tous. Il nous a été donné de constater que la consommation de la cigarette et autres produits du tabac n'est pas contrôlée dans plusieurs espaces de loisirs à travers la ville d’Abidjan. « Cette loi n’a jamais été respectée (...) il y a des endroits où on fume et puis ça ne va pas quelque part (NDLR : il n’y a pas de sanctions) », nous a lâché une jeune serveuse dans un petit bar à Yopougon. 

La vente de la cigarette au détail, une autre gangrène

Selon l’article 9 de la loi 2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte anti-tabac, la vente à l’unité du tabac ou des produits du tabac est interdite. Et toute vente des produits du tabac doit s’effectuer au minimum par paquet de 20 cigarettes. Pour être plus précis, aucun commerçant n’a le droit de vendre une seule cigarette à un quelconque individu. En plus clair, celui qui veut fumer une cigarette doit débourser l’argent d’un paquet. Malheureusement, en Côte d’Ivoire, hormis les supermarchés, les grands hôtels et les grands restaurants, personne ne respecte cette disposition. Les petits boutiquiers de quartier qui sont d’ailleurs les plus grands fournisseurs de cigarettes, s’adonnent à la vente en détail sans aucune crainte. C’est d’ailleurs dans cette pratique qu’ils engrangent le plus de bénéfices. Les décideurs le savent. Mais personne ne réagit. Le plus déplorable est que de nombreux commerçants et gérants de boutiques ignorent l’existence même de cette restriction. Le même article 9 précise également que « la vente du tabac ou des produits du tabac en dehors des points de vente agréés est interdite ». Seulement, l’on a aucune précision sur la notion de points de vente agréés.

Le tabac accessible aux mineurs et aux élèves

Le non-respect de l’article 9 crée un autre gros problème. Celui de l’accès de la cigarette au mineur. La vente du tabac n’étant pas régulée, tout le monde peut donc s’en procurer. Y compris les personnes de moins de 18 ans. Ce qui fait que, chaque jour, des adolescents rejoignent le cercle des fumeurs. Et parmi eux, des élèves. Voir des élèves avec cigarette en main est devenu un phénomène courant à Abidjan et dans plusieurs villes de l’intérieur de pays.

Difficile taxation des produits du tabac

L’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans un rapport sur l’épidémie mondiale tabagique publié en 2021, fait savoir que l’augmentation des taxes est un moyen très rentable de réduire la consommation de tabac. Des études ont prouvé que des augmentations de taxes entraînant une hausse de 50 % des prix du tabac à l’échelle mondiale, permettraient d’éviter 27,2 millions de décès prématurés au cours des 50 prochaines années. Non seulement les augmentations des taxes mènent à une réduction de la consommation de tabac et à une amélioration de la santé, mais elles génèrent également davantage de recettes publiques.

L’institution mondiale encourage donc les pouvoirs publics à augmenter de manière significative les taux d’imposition à intervalles réguliers afin de garantir que les produits du tabac ne deviennent pas plus accessibles économiquement. Et, selon ledit rapport, l’industrie du tabac exploite efficacement les inquiétudes relatives à l’économie politique des taxes sur le tabac pour bloquer toute réforme importante dans ce domaine. Selon des indiscrétions, les autorités ivoiriennes, sur ce point, peinent à parler le même langage.

Pendant ce temps, l’industrie du tabac gagne du terrain

Pendant que les lois prises par les autorités ne se sont pas respectées sur le terrain, l’industrie du tabac, elle, continue de gagner du terrain. Les cigarettes sont vendues de plus en plus en grand nombre. Les produits dérivés tels que la chicha et la cigarette électronique sont adoubées par une grande partie des populations. Conséquences, la Société ivoirienne des tabacs (Sitab), filiale du groupe britannique Imperial Brands, qui est le leader du marché ivoirien et le seul fabricant de cigarettes en Côte d’Ivoire, ne finit plus de réaliser d’énormes bénéfices. Dans le premier semestre de l’année 2022, son volume de vente a connu une augmentation à 3,2 millions d’unités, soit une croissance en valeur de 255 mille unités par rapport au premier trimestre de l’année 2021. Et ces chiffres se sont encore améliorés à la fin d’année 2022 et durant le premier semestre de l’année 2023. Une forte croissance qui motive donc la Sitab à créer de nouveaux produits tabagiques, tel que la cigarette électronique afin de fidéliser ses clients et en recruter de nouveaux. 

Gael ZOZORO

Encadré : une mutualisation des efforts s’impose

Face à ce fléau qui continue de gagner du terrain, Lacina Tall, président du Réseau des Ong active dans la lutte anti-tabac en Côte d’Ivoire (Rocta-CI), pense qu’il faut une impérative implication de tous, gouvernants et gouvernés. « Il faut que tous les acteurs majeurs s’impliquent dans la lutte. Quand on parle par exemple de la vente des produits tabagiques, il n’y a pas que le ministère de la Santé. Cela concerne aussi le ministère du Commerce. En ce qui concerne la taxation, c’est le ministère du Budget. Quand on parle de l’interdiction de publicité, c’est le ministère de la Communication. Dans un premier temps, il faut que tous ces ministères s’approprient la lutte anti-tabac », a-t-il souhaité. Avant d’ajouter : « Les populations aussi doivent s’impliquer dans la lutte. C’est vrai que la loi concernant l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’est pas appliquée, mais chacun à son niveau, peut interpeller et sensibiliser toute personne qui allume une cigarette dans un lieu public ».

Gael ZOZORO

 

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